Du 14 janvier au 25 février 2012
Vernissage : le samedi 14 janvier 15h à 17h
La biennale d’art contemporain autochtone, 1e édition
Baliser le territoire
Commissaire invitée : Nadia Myre

Sonny Assu, Jason Baerg, Carl Beam, Rebecca Belmore, Kevin Lee Burton, Hannah Claus, Bonnie Devine, Raymond Dupuis, Edgar Heap of Birds, Vanessa Dion Fletcher, Nicholas Galanin, Greg Hill, Robert Houle, Maria Hupfield, Rita Letendre, Glenna Matoush, Alan Michelson, Nadia Myre, Marianne Nicolson, Michael Patten, Arthur Renwick, Sonia Robertson, Greg Staats, Tania Willard, Will Wilson

Texte de Nadia Myre
Traduction : Ève De Garie-Lamanque

Nombre d’artistes autochtones entretiennent une relation anxieuse avec leur culture. Afin de se faire porteurs et transmetteurs de signifiants dans le monde de l’art contemporain, ils ont dû apprendre le langage dominant, se familiariser avec son histoire et ses façons de faire. Il est extrêmement difficile d’être habile et fonctionnel au sein des deux systèmes. Cela semble consister en un choix, alors qu’il s’agit plutôt d’un compromis fait au projet assimilationniste. Certains artistes réussissent avec brio à créer un espace liminal – à cheval entre les deux cultures – dans lequel ils se réinventent1.
Apprendre à parler

À cause de ma blessure langagière, j’ai toujours préféré le geste à la parole. Je porte en moi l’impression que j’ai besoin d’écouter activement; de lire entre les lignes; que les gens ne disent pas ce qu’ils pensent; que je ne dirai pas ce que je pense. Je dois faire très attention à ce que je dis. Le langage est source de pouvoir – les mots forment la pensée et la concrétise. Nombre des œuvres que
j’ai sélectionnées pour Baliser le territoire / A Stake in the Ground adressent les problématiques du pouvoir du langage et du territoire. En tant qu’Amérindienne, je suis particulièrement consciente que l’un et l’autre sont intimement liés : étudier la question du langage dans un contexte colonial sous-entend ainsi indubitablement la question du territoire. Elles sont indissociables.

Le langage vit à travers la dénomination de lieux, et la mémoire de ces mêmes lieux demeure vivante grâce au langage – ensemble, ils sont source de culture2. Qu’advient-il d’un peuple qui a été coupé de sa langue? De son territoire? Comment aborder la question de l’effacement de nos mémoires collectives et historiques? De quelle manière exprimer la culture lorsque nous avons oublié (ou n’avons jamais connu) les mots nous permettant de lire et de comprendre le paysage? Comment enrayer ce que David Garneau nomme le « projet assimilationniste » et aller au-delà de nos amnésies, traumas et préjudices moraux collectifs?
Chaque artiste participant à l’exposition emploie une stratégie différente pour baliser leur territoire, pour repousser l’assimilation et contrer l’oubli. Dans sa vidéo noir et blanc d’une douzaine de minutes intitulée S.E.C.K., Kevin Lee Burton dresse le portrait de quatre jeunes Autochtones et de leur relation au langage. L’un d’eux est fier de parler cri mais est soucieux de ce que cela lui coûte. Un second regrette et s’étonne que ses parents ne lui aient jamais enseigné la langue ancestrale, alors qu’ils l’ont enseignée à des centaines d’autres. Une troisième raconte le douloureux sentiment d’isolation auquel elle fait face, étant incapable de communiquer avec des êtres chers. Le ton de l’œuvre est vulnérable et authentique.
Dans dark string repeat, une installation vidéo de Greg Staats, un unique rang de wampum, filmé puis projeté sur la cimaise, bat la mesure. Ne connaissant pas la langue mohawk, vivant dans la crainte de perdre sa vision haudenosaunee [iroquoise] du monde et de se perdre lui-même dans le processus, Staats s’acharne à contrer l’effacement culturel par son « esthétique réparatrice3». Dans liminal effect, il récite l’éloge funèbre traditionnel dans un mohawk approximatif, tenant un rang de wampum entre les doigts tel un chapelet. Son œuvre rappelle la place centrale qu’occupe le wampum dans la culture iroquoise, comment il faisait office d’aide-mémoire lors de cérémonies et comme il peut ultimement stimuler un éveil spirituel. Dans ce contexte particulier, le wampum projeté au mur devient un symbole du cœur battant de la nation et de chaque individu en faisant partie.
Pour l’artiste Robert Houle, s’exprimer dans nos langues ancestrales est un acte de résistance contre l’apartheid culturel. Il a ainsi déjà mentionné que l’un des gestes politiques les plus provocateurs qu’il aura posé en carrière est de parler saulteaux lorsqu’il peint4. Houle croit que « le rythme, la grammaire et la syntaxe de cette langue » stimulent non seulement son imagination mais le transforme littéralement, l’aidant à formuler l’expérience amérindienne tout en déprogrammant son être colonial.

La série Dead Indian Stories, de Hock E Aye Vi Edgar Heap of Birds, comprend une cinquantaine de monotypes rouges sur papier pur chiffon. Ces derniers se lisent comme les manchettes de grands quotidiens qui auraient été grattées sur le papier dans l’urgence d’un rêve lucide – FIND PEOPLE KILL PEOPLE WASHITA RIVER ou INDIAN STILL TARGET OBAMA BIN LADEN GERONIMO. Ces mots font référence à des actualités et faits historiques témoignant de la longue histoire de discrimination et de violence faite aux Amérindiens. En « écrivant » ces énoncés par soustraction plutôt que par addition (soit en enlevant l’encre de la plaque plutôt qu’en l’y apposant), Heap of Birds met en lumière la stratégie d’effacement qu’a adoptée le projet colonial vis-à-vis de la question autochtone.

Delegates: Chiefs of the Earth and Sky, d’Arthur Renwick, nous rappelle que notre incapacité à communiquer convenablement dans la « langue officielle » nous a coûté nos terres et nos droits issus de traités. Cette série constituée de onze photographies de paysages du Dakota du Sud rend hommage à onze délégués et signataires autochtones du Traité de Fort Laramie (1868), dont Crazy Horse et Sitting Bull. Chaque paysage devient le substitut d’un portrait – portant le nom d’un délégué – dont le sujet est absent. À sa place se trouve un signe de ponctuation, gravé à même le support d’aluminium, qui marque une pause dans la lecture de l’image et représente symboliquement les clauses du langage impérialiste (une paire de parenthèses, une virgule, un point-virgule…). Considérant que ces onze leaders ont été invités à signer des traités rédigés dans une langue dont ils ne comprenaient le sens – situation les forçant ultimement à céder leurs terres aux colons –, l’œuvre de Renwick révèle une complexe réalité : derrière une langue se trouve tout un système politique dans lequel un joueur a toujours le dessus sur les autres.

Les œuvres picturales de Raymond Dupuis explorent sa relation au territoire et au langage. De patrimoine malécite, Dupuis cartographie sa trajectoire de nomade urbain depuis déjà quarante ans5. Ses collages colorés comportent des fragments de photographies représentant ses lieux de rassemblement favoris, des territoires perdus ou oubliés, des mémoires ancestrales de lignes de trappe. Sur ces images se superpose un complexe réseau de signes et de symboles que l’artiste a développé, faute d’un langage ancestral. Ses toiles cartographient ses déplacements culturels : des repères apparaissent, la ville gagne et perd en superficie avec les décennies, les rangées d’arbres cèdent aux centres d’achats, puis les centres d’achats font place aux décombres. L’artiste demeure un témoin en exil.

La production de Greg Hill évoque les migrations cycliques et autres déplacements nomades. Son processus créatif débute cependant par un examen introspectif durant lequel il remet en question sa corporéité et sa relation au monde. Tapissant le sol de son atelier de grandes feuilles de papier pur chiffon – et plus particulièrement l’espace circonscrit par la presse et la table d’encrage –, Hill marque le papier de ses déplacements, soulignant le caractère répétitif du procédé de l’estampe, inscrivant du même coup sa pratique dans un espace-temps précis. Entre quatre murs, Hill énonce les enjeux qui le préoccupent en tant qu’artiste et cartographie son territoire : délaissant les rivières et lignes de trappe traditionnelles, il trace sa voie dans l’espace en constante évolution de l’atelier.
Writing Landscape, de Vanessa Dion Fletcher, pose indirectement la question suivante : « si le paysage pouvait parler, que nous dirait-il? » Inversant la stratégie de Hill, elle incarne le graveur nomade. Portant aux pieds des plaques d’encrage telles des sandales, Dion Fletcher parcoure le territoire ancestral, se portant à l’écoute de la nature. De retour à l’atelier, elle encre et passe sous la presse ses « souliers » de cuivre qui, marqués par les aspérités du paysage, consistent en de poétiques « cartes » topographiques. Les traces laissées sur le papier deviennent autant de métaphores du regard nouveau qu’elle porte sur le territoire, que de l’expression des difficultés auxquelles elle fait face lorsqu’elle tente d’apprivoiser sa langue ancestrale6.

L’œuvre de Marianne Nicolson intitulée Oilspill: the Inevitability of Enbridge ne laisse aucun doute quant au point de vue adopté par l’artiste. À la lumière des récentes et historiques marées noires – BP, Exxon, Shell et Chevron –, elle dénonce le projet Enbridge Northern Gateway. Son acrylique sur panneau représente un épaulard, un phoque et une loutre (trois prédateurs) se regroupant pour mieux fuir une nappe de pétrole. Des pièces de monnaie frappées l’année de la constitution en société commerciale d’Enbridge sont incrustées dans le pigment – un commentaire subtil sur les véritables motivations à l’origine de « l’intérêt » des entreprises pour les communautés des Premières nations et le territoire.

Comment apprendre une langue que l’on n’a jamais connue?
Une blessure langagière ne renvoie pas à deux individus incapables de communiquer… elle renvoie plutôt au silence compris à tort comme un signe de compréhension. Le langage n’est cependant pas un ennemi, mais bien un puissant outil de transmission de notre vision du monde. Le langage est synonyme d’action, et l’activité de mémoire s’accomplit par son intermédiaire. Les œuvres sélectionnées dans le cadre de Baliser le territoire / A Stake in the Ground dénoncent le langage « de la raison » et s’évertuent à concevoir une perspective holistique de l’univers. Elles cherchent à nous stimuler et à nous émouvoir par le truchement de choses qui nous sont inconnues, que nous ne pouvons nommer et dont nous n’avons aucun souvenir – non pas la voix de la raison, ni celle qui devine le potentiel économique du territoire, mais bien la voix d’un passé lointain, d’ancêtres que nous n’avons pas connus, la voix du territoire.

mantra of footsteps
return to the source
where the tool might be
where the memory keeps
safe, on the journey
to and from landmark7

1. David Garneau, «Nadia Myre. Landscape of Sorrow and other new work», Invitation (vol. 4, n°5, avril-mai 2009) : 12-13.
2. Je paraphrase ici David Garneau, entendu lors d’une conférence présentée dans le cadre du colloque pour les commissaires, artistes, critiques et académiciens autochtones intitulé « Indigenous Cosmopolitanism » (Toronto, 16 octobre 2011).
3. Greg Staats interprète l’esthétique réparatrice haudenosaunee comme « provenant de la phrase «Elevate each other’s minds for at least one day» [Élevez réciproquement vos âmes pour au moins une journée], une phrase maintes fois répétées dans la cérémonie funèbre haudenosaunee ». Correspondance électronique avec l’artiste, 14 décembre 2011.
4. Je paraphrase ici Robert Houle, entendu lors d’une conférence présentée dans le cadre du colloque pour les commissaires, artistes, critiques et académiciens autochtones intitulé « 25 years after–1992, Part One: Land Spirit Power at the National Gallery » (Toronto, 15 octobre 2011).
5. Jusqu’en 1989, la croyance populaire était que plus aucun Malécite ne vivait au Québec. Des onze peuples vivant en sol québécois, cette nation, qui ne comprend que quelques centaines de membres, est l’une des plus éparpillées géographiquement.
6. Sur son site Internet, Dion Fletcher se décrit comme « une unilingue anglophone de descendance Potawatomi et Lenape… ne possédant aucun accès direct à sa langue amérindienne ancestrale. » Vanessa Dion Fletcher, « Writing Landscape », Vanessa Dion Fletcher. <http://cargocollective.com/dionfletcher#1019222/Writing-Landscape>. Site visité le 15 décembre 2011.
7. Nadia Myre, 2011.